Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
Une nouvelle fois, Paul Souday tempête: «En quel lieu du monde, ou dans quel cerveau normal a-t-on jamais constaté cette rencontre de fantoches imaginaires et de personnes en chair et en os? Pourquoi et comment ces ombres vaines, à demi conçues par un auteur anonyme et vite fatigué d’elles, représentent-elles la vérité humaine et profonde contre les déformations de l’optique théâtrale? Quelle incohérence!»
La pièce qui provoque l’ire du critique vient d’être représentée à Paris — le 10 avril —, à la Comédie des Champs-Élysées, dans une mise en scène de Georges Pitoëff et en présence de Pirandello. Elle s’intitule Six personnages en quête d’auteur.
On en connaît le point de départ: au cours de la répétition du Jeu des rôles (du même Pirandello), six «personnages» entrent en scène et demandent au Directeur de représenter leur histoire, à peine ébauchée par l’auteur qui les a créés. Mais on a peut-être oublié l’effet qu’elle produisit: ce fut, comme le dit un critique autrichien, «une bombe de nitroglycérine jetée dans l’arène du théâtre international».
La bombe a explosé à Rome le 9 mai 1921: le public de la première ne supporte pas que l’on mette en cause la «boîte à illusions» qu’est encore la scène à l’italienne — il réagit en somme comme le fera Souday deux ans plus tard, mais avec d’autres moyens: concert de clameurs, coups de poing, tumulte général. Pirandello est traité de bouffon, on l’attend à la sortie, on crie «À l’asile!», on lui jette des pièces de monnaie. Il faut attendre le 27 septembre, et passer de Rome à Milan, pour que la pièce connaisse le succès et pour que la presse parle d’un «nouveau climat spirituel»: Pirandello prend rang parmi les «précurseurs les plus méritoires du génie de demain» (Il Tempo). Le 27 février 1922, Six personnages est jouée en traduction à Londres et, la même année, à New York.
En France, Jacques Copeau refuse la pièce, tout en déclarant qu’il l’aurait acceptée si elle avait été l’œuvre d’une jeune auteur français. Pirandello n’a pas de chance: il est quinquagénaire et étranger. Mais il y a Georges Pitoëff. Pitoëff, lui, pense que «le théâtre ne peut pas vivre sans essai» et que son rôle «n’est pas de rechercher les éloges de la critique et l’avis de tout le monde». À Paris, où il vient de s’installer, il a déjà monté Shakespeare, Wilde, Cocteau, Strindberg, Gorki, Tchekhov, Ibsen, Shaw, Tolstoï… Il reçoit la pièce avec enthousiasme. La création française est programmée pour septembre ou octobre; à cette date, Six personnages aurait marqué l’arrivée de Pirandello sur les scènes parisiennes, mais l’accident d’auto de Ludmilla Pitoëff va tout retarder, et le premier Pirandello parisien sera, le 20 décembre, La Volupté de l’honneur, monté par Charles Dullin à L’Atelier.
En 1923, les répétitions de Six personnages durent deux mois. Pitoëff n’hésite pas à contrarier l’auteur. Selon Pirandello, les «personnages» devaient, lors de leur apparition, être alignés au fond de la scène et environnés d’une lueur, «comme la buée légère de leur réalité fantastique». Pitoëff imagine de les faire arriver par un monte-charge transformé en ascenseur descendant on ne sait d’où. D’abord réticent, Pirandello se laisse convaincre, et accepte aussi les idées de Pitoëff sur le maquillage et les costumes des acteurs. Parmi ceux-ci, Michel Simon, qui aura vingt-sept ans la veille de la première; Six personnages va lui offrir son premier grand succès.
Le soir du 10 avril, n’en déplaise à Paul Souday, c’est un triomphe. Antoine, Lugné-Poe, Artaud figurent parmi les admirateurs de Pirandello qui, avec cette pièce, accède à la célébrité universelle. Le gouvernement français souhaite d’ailleurs lui conférer la Légion d’honneur. Mais, selon l’usage, un étranger ne peut recevoir cette décoration que s’il a déjà obtenu une distinction dans son pays; or la boutonnière pirandellienne est vierge de tout ruban. Qu’à cela ne tienne: en toute hâte, l’écrivain est fait commandeur de la Couronne d’Italie, ce qui permet à la France de lui expédier, à Rome, quelques jours plus tard, la croix de la Légion d’honneur.