Ici, la vie qu’on mène ne permet pas de faire de cadeau. Les Diane de Montemayor, les Pastor Fido, les Astrée et les Marie-Antoinette ont fait courir le bruit des bergeries, patries de la paix. Quoi de plus doux, dira-t-on, que des hommes qui vivent constamment avec cet animal que la sagesse des nations a pris pour le parangon de la douceur : doux comme un mouton ? Le mouton n’est pas doux, il est bête. Les rapports constants avec la bêtise font habiter un monde extravagant. Le bélier est un animal agressif, la brebis vient en droite ligne des procès de bestialité du Moyen Âge. C’est en compagnie de cette bêtise, de cette agressivité, et de cette tentation malsaine que les hommes d’ici vivent tous les jours que dieu fait, dans la solitude la plus totale.
Pour le commun des mortels, le berger est un homme qui rêve, appuyé sur son bâton. Bien sûr qu’il rêve, que voulez-vous qu’il fasse d’autre, mais il est dans la situation d’être à
chaque instant tenté de réaliser ses rêves sans gros empêchements majeurs. Il n’a qu’à mettre de côté certaines lois, certains préceptes, certaines coutumes. C’est vite fait. Quoi de plus
succulent que de tourner les lois et de ridiculiser les coutumes ? Surtout quand la vie qu’on mène est dure : le vent, le froid, la neige, la pluie, la solitude, la peur; non pas la peur que
nous connaissons tous, qui nous saisit en paroxysme et dont on sort, mais la peur endémique et dont on ne sort pas !
Dieu nous préserve du rêve des bergers ! Gengis Khan était un berger. L’œil du mouton est un orifice par lequel on peut regarder subrepticement les ébats voluptueux de la bêtise. Après ça, évidemment, on n’ira pas raser Samarcande et dresser aux bords de l’Oxus des pyramides de milliers de têtes coupées, mais c’est qu’on est seul: l’envie ne manque pas, c’est le nombre. Alors, on songe à ce qu’on peut faire dans son petit domaine ; il y a les foires, il y a les fêtes, il y a les familles. Quelquefois, on arrive à faire d’assez jolies choses, quelquefois non ; les circonstances ne s’y prêtent pas toujours. On a parfois affaire à des caractères qui résistent, à des familles qui ne se laissent pas abolir, à des enfants qui grandissent vite, à des adversaires qui, eux aussi, ont regardé dans l’œil du mouton. L’important n’étant pas de gagner, mais d’avoir toujours sous la main de quoi continuer le jeu, les familles et la société restent apparemment intactes.
Un jour, au col du Négron, on trouve une veste de velours ensanglantée. Non seulement ensanglantée, et vilainement, c’est-à-dire avec des lambeaux de chair, mais déchirée et mâchée comme par un tigre. On demande à droite et à gauche, personne ne connaît la veste. On demande partout si quelqu’un a disparu : non. C’est donc la veste d’un étranger. Qu’il aille se faire
foutre ! On ne s’en occupe plus. Les gendarmes font encore trois petits tours et puis s’en vont.