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Écrits des camps
L'actualité de la Pléiade

Les camps dans l'espace littéraire. Quatre extraits de la préface d'Henri Scepi à L'Espèce humaine et autres écrits des camps.

Octobre 2021

Sans doute dans l’histoire des hommes le mal n’a-t-il jamais atteint d’apogée plus noir, d’acmé plus sanglante qu’en cette période de quelques années — presque rien sur l’échelle universelle — qui a vu la carte du ciel s’enténébrer.

Un événement a eu lieu, précédé de nul exemple, sans mesure connue, dont on peut dire qu’il a déjeté le temps, brisé d’un seul coup et durablement les proportions de l’humain. Shakespeare fait dire à Hamlet, devant l’évidence d’une faute qu’il sait écrasante mais encore réparable, encore étalonnée sur l’ordre des valeurs admissibles : « The time is out of joint. » Entre 1940 et 1945, un âge de l’homme a été violemment sorti hors de ses gonds, entraînant dans sa chute la porte de l’absolu, désormais ouverte sur un cadre vacant, un espace dans lequel ne pourront plus s’agencer les parties les plus transparentes, les plus harmonieuses, des consciences individuelles et de la conscience collective, tout se passant comme si, avec la figure de l’homme, s’étaient évanouis, rendus comme invisibles et improbables, le lieu d’une appartenance commune et la possibilité d’une survie. «Par d’étranges chemins, écrit André Schwarz-Bart, l’antique procession de bûchers aboutit au crématoire : fleuve à la mer, où tout s’engloutit, le fleuve, l’embarcation, l’homme. » C’est une profonde « convulsion humaine », souligne Jean Cayrol, « une catastrophe qui a ébranlé les fondements mêmes de notre conscience ».
    Malraux a pu à ce propos parler de « Mal éternel » ou de « Mal absolu », reprenant une notion, et le fil d’une réflexion, venue de Kant et de ceux qui se sont employés à cerner philosophiquement la racine de cette tendance de la volonté libre à la négation radicale, à la destruction d’autrui par la dégradation, l’asservissement ou le crime. Au fronton de L’Écriture ou la Vie, Jorge Semprun se fait l’écho de ce qui sera, sans doute, l’obsession inapaisée de la pensée morale et littéraire sortie de ce moment de l’histoire du xxe siècle marqué par les camps comme réalité pratique, et par l’extermination de masse comme système. Car chercher « la région cruciale de l’âme où le Mal absolu s’oppose à la fraternité » est une tâche qui ne se résume pas à un pur problème de théologie spéculative ; c’est une manière de se risquer tout entier sur des territoires escarpés, de s’aventurer sur les versants abrupts de l’expérience de la liberté et de la mort. À cette recherche les instruments de mesure du concept, au même titre que les moyens immédiats du témoignage, semblent impuissants à coopérer. S’ils visent à la nudité du fait et à l’exactitude de la vérité, ils omettent trop souvent toute la complexité sans secours, toute la densité vertigineuse de l’expérience vécue devenue parole, c’est-à-dire exhaussée et éclairée de l’intérieur par les lueurs conjointes d’un langage et d’une mémoire. Bref, une littérature, c’est-à-dire une conscience et une subjectivité réfléchies dans des mots et cherchant en eux et par eux à se saisir. Comme l’écrit encore Malraux : « Il y a vingt ans que je pense aux camps. L’horreur et la torture ont passé dans presque tous mes livres, en un temps où l’on ne connaissait encore que le bagne. Mon expérience est presque sans valeur […]. Et il ne s’agit pas d’expérience, mais du seul dialogue plus profond que celui de l’homme et de la mort. » Un tel dialogue cependant n’a rien d’un exercice rhétorique ; il s’ancre d’abord dans l’épaisseur de l’expérience, dans l’immédiate déchirure du temps fait épreuve et procès de la mort ; mais il ouvre aussi un moment inouï de l’écriture qui se doit de saisir — de penser et de retenir — cette « interminable chronique de l’inhumain » dans laquelle désormais nous reconnaissons les contours de nos visages et les lignes de nos destins.

    On a pu parler de « littérature concentrationnaire », dans l’exacte mesure où il s’est agi, dans la plupart des cas, de rendre compte d’une expérience singulière de la déportation, de la « vie » et de la mort en détention, et d’examiner, avec autant de minutie, autant de justesse et de profondeur que permet l’attention, les rouages d’un univers organisé pour asservir l’homme et le détruire. De la première à la dernière phrase de L’Espèce humaine retentit la même exigence, le même devoir de vérité — ce qui ne signifie pas soumission totale à l’empire de l’événement, si minime, si insignifiant soit-il, mais bien au contraire stricte conformité à une expérience de la survie, telle qu’elle s’est de moment en moment, et souvent dans la répétition, dans l’enlisement des heures effondrées, constituée et renforcée face à l’appareil d’oppression du camp. « Je rapporte ici ce que j’ai vécu, écrit Antelme. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz, ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. Le ressort de notre lutte n’aura été que la revendication forcenée, et presque toujours elle-même solitaire, de rester, jusqu’au bout, des hommes. »
    Si le souci du témoignage prédomine dans les premiers écrits d’anciens déportés, à aucun moment cependant il ne s’aliène à la volonté, souvent vaine, de l’exhaustivité ou de la comptabilité factuelle, comme l’attestent avec suffisamment de netteté les récits d’Antelme et de Rousset, mais aussi les textes de François Le Lionnais et de Jean Cayrol. Car la part essentielle du vécu, de l’observation directe, de l’immersion dans la circonstance, est compensée par la part réflexive ou conceptuelle qui prolonge et approfondit la relation des faits par le renfort d’une pensée politique, morale ou philosophique. Les écrits des camps sont, d’une manière générale, moins des récits que des lieux réflexifs, des espaces de condensation et de dépliement d’une pensée dressée devant l’énigme et le scandale, devant l’inouï et l’innommable. Rousset s’appuie sur des grilles d’évaluation consolidées par le socle d’une pensée politique qui assigne la réalité concentrationnaire aux puissants mécanismes d’une logique d’exploitation capitaliste-bourgeoise, de longue date rompue à la science de l’asservissement et ne reculant devant aucune innovation. Antelme interroge sans relâche le phénomène physiologique de la faim — qui n’est « autre que l’un des moyens du SS » — pour y fonder les conditions de possibilité d’une approche de « l’homme des camps » à travers la forme défigurée de l’homme tout court ; il replace ainsi le « témoignage » au centre d’une exigence de compréhension qui se nourrit des apports de la dialectique de Hegel, de la philosophie existentialiste et de la théorie marxiste des contradictions nécessaires. « On se transforme, écrit Antelme. La figure et le corps vont à la dérive, les beaux et les laids se confondent. Dans trois mois, nous serons encore différents, nous nous distinguerons encore moins les uns des autres. Et cependant chacun continuera à entretenir l’idée de sa singularité, vaguement. […] L’homme des camps n’est pas l’abolition de ces différences. Il est au contraire leur réalisation effective. » Cayrol s’emploie à cerner, dans l’ordre d’une anthropologie sociale bouleversée, les modes ordonnateurs « d’une nouvelle comédie inhumaine », qu’il sait porteuse d’un « réalisme concentrationnaire dans chaque scène de notre vie privée ». Il explore les modifications structurelles de la vie psychique et s’aventure sur le terrain des représentations et des projections symboliques, désireux de mesurer « l’ascendant que paraît encore avoir le Camp de concentration sur nos âmes, le pouvoir fascinateur dans lequel il tient de nombreuses nations ». Les écrits des camps soutiennent l’expérience réfléchie, à la fois réancrée dans le réel et dérobée à toute réduction circonstancielle, livrée aux accidents de la contingence et élevée au niveau d’une theoria, d’une pensée et d’une vision.
    Ajoutons également, et sans tarder davantage, la part littéraire, qui révèle dans ces écrits moins une intention esthétique stricto sensu, qu’un souci éthique de la forme, une morale du style. Annette Wieviorka n’a pas manqué de le rappeler : les écrits soumis à la seule juridiction du témoignage — s’ils constituent le plus souvent des apports majeurs à l’histoire des camps ainsi qu’à l’histoire du génocide — ne suffisent pas à enrichir le corpus d’une littérature des camps — les livres qui comptent en la matière étant « ceux qui sont soutenus par une analyse philosophico-politique […], par une volonté de faire œuvre historienne dépassant le témoignage […], ou encore qui font preuve d’éminentes qualités littéraires ».
    Bien qu’elle y concoure, la dimension littéraire ne tient pas exclusivement à un surcroît d’élaboration, de raffinement ou de construction méditée ; elle excède toujours largement la dimension de l’art sommairement défini comme technè, savoir-faire ou rhétorique pour la reverser tout entière du côté d’un versant existentiel et destinal où vie et écriture se lient de façon solidaire, indéfectiblement.

    […] il est permis d’affirmer que le propre de la littérature des camps — y compris d’ailleurs dans le livre de David Rousset — est moins de cartographier un « univers concentrationnaire » que de retraverser, selon des itinéraires parfois obsédants, parfois selon des raccourcis bénéfiques, tous les territoires de la mort, tous les lieux de la vie destituée, devenue cette mort en perpétuelle expansion, et prenant, dans le champ de la conscience comme dans la chair des corps appauvris, toute la place, c’est-à-dire l’unique place encore disponible. Voilà pourquoi Antelme oppose la vie et la mort de « là-bas » — du monde des vivants à l’extérieur du camp —, où la « mort est fatale, acceptée, mais [où] chacun agit en dépit d’elle », et la mort dans la vie à l’intérieur du camp : « Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C’est l’objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus, mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. » Évoquant en des « images brumeuses » les moments de son retour de déportation, Charlotte Delbo ne révèle pas seulement le sentiment d’étrangeté, de singulière désappropriation qui pouvait légitimement s’emparer d’un être rapatrié de l’enfer et rendu au séjour des vivants. Elle met aussi en lumière — lumière trouble, et oblique — un état de la vie voilée — volée aussi sans doute — qui est comme l’épreuve de la mort vécue dans le moindre des gestes, dans la moindre des pensées, vidées de toute substance, de toute présence. « Des jours, des jours, sans penser à rien, sans exister tout en sachant cependant — mais je ne me souviens plus aujourd’hui comment je le savais —, tout en ayant quelque sensation, à peine définissable, que j’existais. » Cette vacuité sans remède livre carrière à ce long processus de la mort, ce mécanisme intégré de la dépossession de soi, qui est, sans nul doute, ce à quoi la littérature comme langage et représentation devra très vite s’affronter. « Tout était faux, visages et livres, tout me montrait sa fausseté et j’étais désespérée d’avoir perdu toute capacité d’illusion et de rêve, toute perméabilité à l’imagination, à l’explication. Voilà ce qui, de moi, est mort à Auschwitz. Voilà ce qui fait de moi un spectre. » Dans L’Écriture ou la Vie, rentré à Paris à la veille du 1er mai 1945, Semprun vit sa situation comme celle d’un homme sans attaches, livré à l’incertitude, s’interrogeant sur ses propres assises identitaires. « J’étais revenu, j’étais vivant. / Une tristesse pourtant m’étreignait le coeur, un malaise sourd et poignant. Ce n’était pas un sentiment de culpabilité, pas du tout. […] Je n’étais pas sûr d’être un survivant. J’avais traversé la mort, elle avait été une expérience de ma vie. »

    C’est avant tout dans le cercle des limites et des richesses du langage, dans le calcul variable des pouvoirs et de l’impuissance reconnus à l’écriture, que résident à la fois la nécessité et la difficulté d’une littérature des camps. Non pas, encore une fois, un partage des genres, ou une répartition ordonnée des matières selon de purs critères de forme. Mais au contraire — et voilà qui est bien plus exigeant et bien plus décisif — ce qu’une vie d’homme condamnée à l’enfer et menée au bord de la destruction peut révéler à la littérature comme langage de ses propres apories et de ses propres ressources, de ses visées et de ses échappées, bref de son essence même. […]
    À la question « Peut-on parler d’une littérature de l’Holocauste » comme genre ou classe d’ouvrages, Elie Wiesel répond qu’il est malaisé, pour ne pas dire impossible, d’associer la fiction romanesque à Auschwitz. « Un roman sur Auschwitz n’est pas un roman, ou bien il n’est pas sur Auschwitz. Les deux ne vont pas de pair. » Dans tous les cas, l’écrivain court à l’échec. Mais, fait observer Wiesel, il se pourrait qu’« existe une nouvelle espèce de littérature » qui, à partir de l’indépassable réalité des faits et de l’inoubliable comptabilité des morts, se présente comme une mémoire éparse, mais néanmoins ordonnatrice : « une littérature comme ouverture pour absorber tout le reste, et le théâtre, et les romans et les films ». Les camps, comme situation historique et conscience individuelle et collective, « ouvrent » ainsi dans l’espace littéraire non pas un répertoire nouveau mais un lieu nodal où toute la littérature et ses possibles se réfléchissent et se ressaisissent.