Parution le 7 Novembre 2024
Prix de lancement 144.00 € jusqu'au 31 12 2024
« Une des choses injustes au sujet de l’adultère, quand on compare l’amant à l’époux, c’est qu’on ne voit jamais l’amant dans aucune de ces affreuses et ennuyeuses situations, par exemple récriminant à propos des légumes, ou faisant brûler les toasts, ou oubliant de commander quelque chose, ou encore essayant d’exploiter quelqu’un ou se laissant exploiter. Tous ces trucs dont, je crois, les gens prennent grand soin de protéger leurs liaisons. Je généralise à partir d’une expérience minuscule, minuscule, quasiment nulle. Mais je crois que c’est ce qu’ils font. Car sinon, ce serait tellement exténuant. À moins d’aimer mener de pair deux jeux de conflits familiaux, et de pouvoir passer de l’un à l’autre.
— Oui, avec l’amant, le quotidien s’éloigne. C’est la maladie d’Emma Bovary. Pour la femme dans le premier feu de la passion, tout amant est Rodolphe. L’amant qui la fait lancer à elle-même : “J’ai un amant ! J’ai un amant !” “Une sorte de séduction permanente”, comme dit Flaubert.
— Mon bréviaire, ce livre.
— Quel est ton passage favori ?
— Oh, le plus brutal, bien sûr. Quand à la fin elle court trouver Rodolphe pour lui demander de l’argent, quand elle le supplie de lui donner trois mille francs pour la sauver et qu’il dit : “Je ne les ai pas, chère madame.”
— Chaque soir à l’heure du coucher, tu devrais lire quelques lignes tout haut à ta fille. Pour les filles, Flaubert est un bon guide pour comprendre les hommes.
— “Je ne les ai pas, chère madame.” Délicieux.
— Je disais autrefois à mes étudiants qu’il n’est pas besoin de trois hommes pour endurer tout ce qu’elle endure. Généralement un seul fera l’affaire, comme Rodolphe, puis Léon, et ensuite Charles Bovary. D’abord, l’extase et la passion. Tous les voluptueux péchés de la chair. Sous son joug. Irrésistiblement emportée. Après la scène ardente dans son château, se coiffer avec son peigne à lui… et ainsi de suite. Un insupportable amour avec l’homme incomparable qui fait tout à la perfection. Puis, avec le temps, le fabuleux amant se corrode pour ne plus être que l’amant banal, l’amant prosaïque… devient un Léon, un péquenot finalement. La tyrannie du réel commence.
— Qu’est-ce qu’un péquenot ?
— Un plouc. Un provincial. Assez gentil, assez séduisant, mais pas précisément un homme de valeur, sublime à tous égards et sachant tout. Un peu bête, tu comprends. Pas très malin. Un peu médiocre. Un peu stupide. Encore ardent, parfois charmant, mais, pour dire la vérité, un tantinet rond-de-cuir dans l’âme. Puis, avec ou sans mariage — bien que le mariage précipite toujours les choses —, lui qui était un Rodolphe et qui est devenu un Léon se métamorphose en Bovary. Il prend du poids. Il se nettoie les dents avec sa langue. Il fait du bruit en avalant sa soupe. Il est gauche, il est ignorant, il est mal dégrossi, même de dos il est irritant à regarder. D’abord, cela porte simplement sur les nerfs ; à la fin, cela rend fou. Le prince qui vous a arrachée à votre fastidieuse existence est devenu le rustaud au cœur de la fastidieuse existence. Morne, morne, morne. Puis la catastrophe.
Traduction de Maurice Rambaud, revue par Philippe Jaworski.