Parution le 17 Octobre 2024
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[Hathi, l’éléphant maître de la jungle, fait le récit de l’origine de la violence.] « […] Au commencement de la jungle, et nul ne sait quand ce fut, nous autres de la jungle allions
ensemble, sans nous craindre aucunement. En ce temps-là il n’y avait pas de sécheresse ; feuilles, fleurs et fruits poussaient sur le même arbre et nous ne mangions rien d’autre que des feuilles, des fleurs, de l’herbe, des fruits et de l’écorce. […] Et le seigneur de la jungle était Tha, le premier éléphant. Il tira la jungle des eaux profondes avec sa trompe ; et là où il traça des sillons avec ses défenses coulèrent les rivières ; et là où il frappa du pied apparurent des étangs où l’eau était bonne ; et lorsqu’il souffla de sa trompe, comme ceci, les arbres s’abattirent. C’est de cette façon que Tha créa la jungle ; et c’est ainsi que l’histoire m’a été racontée. […]
« En ce temps-là il n’y avait ni blé, ni melons, ni poivre, ni canne à sucre, et il n’y avait pas non plus de petites cabanes comme vous en avez tous vu. Les habitants de la jungle ne savaient rien de l’homme et vivaient en commun dans la jungle, ne faisant qu’un seul peuple. Mais bientôt ils se mirent à se disputer leur nourriture, bien que tous eussent de quoi paître. Ils étaient paresseux. Chacun voulait manger là où il se trouvait, comme nous pouvons le faire parfois lorsqu’il pleut suffisamment au printemps. Tha, le premier éléphant, était occupé à créer de nouvelles jungles et à faire couler les fleuves dans leur lit. Il ne pouvait être partout. Aussi fit-il du premier tigre le maître et le juge de la jungle, auquel les habitants de la jungle devraient soumettre leurs différends. En ce temps-là le premier tigre mangeait des fruits et de l’herbe comme les autres. Il était aussi grand que moi et il était très beau, tout entier de la couleur des fleurs de la liane jaune. Sa peau n’avait pas la moindre rayure, pas la moindre zébrure, en ces jours heureux où cette jungle était neuve. Tous les habitants de la jungle venaient sans crainte devant lui et sa parole avait force de loi dans toute la jungle. Nous ne faisions alors, souvenez-vous-en, qu’un seul peuple.
« Mais une nuit il y eut un différend entre deux antilopes, une querelle à propos d’une pâture, du genre de celles que vous réglez aujourd’hui à coups de cornes et de sabots de devant ; et, dit-on, tandis que les deux plaignantes parlaient en même temps devant le premier tigre étendu parmi les fleurs, une antilope lui donna une bourrade de ses cornes et le premier tigre, oubliant qu’il était maître et juge de la jungle, bondit sur cette antilope et lui brisa le cou.
« Avant cette nuit-là, jamais personne d’entre nous n’était mort. Le premier tigre, voyant ce qu’il avait fait et affolé par l’odeur du sang, s’enfuit dans les marais du Nord, et nous autres de la jungle, désormais sans juge, commençâmes à nous battre entre nous. Tha, entendant le bruit que nous faisions, revint. Alors certains d’entre nous dirent ceci et d’autres dirent cela, mais il vit l’antilope morte parmi les fleurs. Il demanda qui avait tué, mais nous autres de la jungle ne voulions pas le dire parce que l’odeur du sang nous avait affolés. Nous courions en rond, tout en faisant des cabrioles ponctuées de cris et de hochements de tête. Alors Tha donna aux arbres dont les branches viennent très bas et aux lianes rampantes de la jungle l’ordre de marquer le meurtrier de l’antilope de manière à ce que lui, Tha, le reconnût […]. »
Traduit de l’anglais par Philippe Jaudel.