Parution le 19 Septembre 2024
1184 pages, ill., Prix de lancement 65.00 € jusqu'au 31 12 2024
En avril 1921, Virginia Woolf réunit huit textes très divers en un volume auquel elle donna le titre d’une de ses composantes, Lundi ou mardi. Six de ces textes ayant été repris après la mort de l’écrivain dans un recueil plus vaste (Une maison hantée, 1944), Lundi ou mardi disparut, et le volume en tant que tel demeura inédit en français. Traduit par Michèle Rivoire et illustré des bois gravés que Vanessa Bell, la sœur de Virginia, avait réalisés pour l’édition originale, il figure au sommaire du tome i des Œuvres romanesques. Nous en proposons ici quelques pages.
Quelle que fût l’heure à laquelle on se réveillait, on entendait une porte se fermer. D’une pièce à l’autre, main dans la main, ils allaient, soulevant ceci, ouvrant cela, vérifiant — un couple fantôme.
«C’est ici que nous l’avons laissé », disait-elle. Et il ajoutait : «Oh, mais là aussi !» «À l’étage », murmurait-elle. «Et dans le jardin», chuchotait-il. «Doucement, disaient-ils ensemble, sinon ils vont se réveiller.»
Mais non, vous ne nous avez pas réveillés. Oh que non ! On pouvait se dire : « Ils le cherchent ; ils tirent le rideau », puis on lisait encore une page ou deux. « Maintenant ils l’ont trouvé », fort de cette certitude, on arrêtait le crayon dans la marge. Puis, fatigué de lire, il arrivait qu’on se lève pour faire sa propre ronde, maison entièrement vide, portes ouvertes, et, au loin, à la ferme, les roucoulades satisfaites des pigeons ramiers et le ronron de la batteuse. «Que suis-je venue faire ici ? Qu’est-ce que je cherchais ?» J’avais les mains vides. «Alors peut-être à l’étage ?» Les pommes étaient bien au grenier. Plus qu’à redescendre, rien n’avait bougé dans le jardin, hormis le livre qui avait glissé dans l’herbe.
Mais dans le salon, ils l’avaient trouvé. Non pas que l’on pût jamais les voir. Dans les vitres le reflet des pommes, et celui des roses ; toutes les feuilles étaient vertes dans ce miroir. S’ils bougeaient dans le salon, seule la pomme montrait sa face jaune. Mais un instant plus tard, si l’on ouvrait la porte, il y avait, répandu sur le sol, accroché aux murs, suspendu au plafond — mais qu’y avait-il donc? J’avais les mains vides. L’ombre d’une grive traversait le tapis ; des profondeurs insondables du silence le ramier exhalait le son de ses roucoulades. «Sauvé, sauvé, sauvé», martelait doucement le pouls de la maison. «Le trésor enfoui ; la chambre…», le pouls s’arrêtait net. Oh, était-ce là le trésor enfoui?
En un instant le jour s’était fané. Eh bien dehors, au jardin? Mais les arbres vrillaient les ténèbres, en quête d’un rayon de soleil égaré. Si ténu, si fugace, tranquillement enfoui sous la surface, le rayon que je cherchais brillait toujours derrière la vitre. La mort était cette vitre, la mort était entre nous; venue d’abord vers la femme, il y avait de cela des siècles, laissant la maison à l’abandon, scellant toutes les fenêtres; les chambres se remplirent d’ombre. Il avait quitté la maison, quitté la femme, voyagé dans les pays du Nord et ceux d’Orient, avait vu les étoiles inversées du ciel austral ; recherché la maison, l’avait trouvée nichée au pied des Downs. «Sauvé, sauvé, sauvé», martelait gaiement le pouls de la maison. «À vous le trésor.»
Le vent s’engouffre en hurlant dans l’avenue. Les arbres ploient, courbés en tous sens. Des rayons de lune giclent en gerbes sauvages sous la pluie. Mais le rayon de la lampe tombe tout droit à travers la vitre. La chandelle brûle sans fléchir ni frémir. Parcourant la maison, ouvrant les fenêtres, parlant à mi-voix pour ne pas nous réveiller, le couple fantôme vient quêter sa joie.
«C’est ici que nous dormions», dit-elle. Et lui d’ajouter : «Que de baisers.» «Le matin au réveil…» «Ciel argenté entre les arbres…» «À l’étage…» «Au jardin…» «Quand venait l’été…» «L’hiver par temps de neige…» Les portes se ferment une à une au lointain, battant doucement comme un cœur qui bat.
Voici qu’ils se rapprochent ; s’arrêtent sur le seuil. Le vent tombe, la pluie fait des rigoles argentées sur les vitres. Nos yeux s’emplissent d’ombre ; nous n’entendons venir aucun pas, nous ne voyons aucune dame déployer son impalpable cape. De ses mains, il protège la lanterne. «Regarde, dit-il dans un souffle. Endormis du sommeil du juste. L’amour aux lèvres.»
Penchés au-dessus de nous avec leur lampe d’argent, ils nous contemplent longuement, le regard pénétrant. Longuement ils s’attardent. Le vent souffle sans mollir ; la flamme fléchit sans faiblir. Des rayons de lune hagards s’irradient sur le sol et le mur, éclairant au passage les visages inclinés; les visages méditatifs ; les visages qui scrutent ceux des dormeurs, quêtant leurs joies secrètes.
«Sauvé, sauvé, sauvé», martèle fièrement le cœur de la maison. «Après toutes ces années… soupire-t-il. Tu m’as retrouvé. » « Ici, murmure-t-elle, endormi ; dans le jardin en train de lire ; de rire, de retourner des pommes au grenier. C’est ici que nous avons laissé notre trésor…» Quand ils se penchent, leur lumière entrouvre mes paupières. «Sauvé ! Sauvé ! Sauvé !», le pouls de la maison bat la chamade. Je m’éveille et m’écrie : «Oh, est-ce donc là votre trésor enfoui ? Cette lumière au cœur.»
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(Extrait)
Voici comment les choses ont commencé. Nous étions six ou sept, un soir après le thé. Les unes regardaient la vitrine de la modiste d’en face, où chatoyaient encore dans la lumière plumes écarlates et mules dorées. D’autres trompaient leur désœuvrement en empilant des morceaux de sucre sur le bord du plateau à thé. Au bout d’un moment, si ma mémoire est bonne, nous nous étions rapprochées de la cheminée pour entonner, selon notre habitude, notre antienne à la gloire des hommes — comme on admirait leur force, leur noblesse, leur intelligence, leur courage, leur beauté — comme on enviait celles qui, coûte que coûte, parvenaient à jeter le
grappin sur l’un d’eux, pour la vie — et soudain Poll, qui jusque-là n’avait dit mot, a fondu en larmes. Il faut dire que Poll a toujours été un peu bizarre. Son père lui-même était d’ailleurs un homme singulier. Il lui avait légué une belle fortune, mais à la condition qu’elle lise tous les livres de la London Library. Nous l’avons consolée de notre mieux ; mais nous savions au fond de nous que nos efforts étaient vains : nous l’aimons bien, Poll, mais ce n’est pas une beauté ; avec ses chaussures même pas lacées ; et pendant notre apologie des hommes, elle avait dû penser qu’il ne s’en trouverait jamais un seul pour la demander en mariage. Elle a fini tout de même par sécher ses larmes. Tout d’abord, elle nous a raconté des choses incompréhensibles. Étrangement, elle en avait pleine conscience. Elle nous a dit, et nous le savions, qu’elle passait le plus clair de son temps à lire à la London Library. Elle avait commencé par la littérature anglaise, au dernier étage ; et progressait méthodiquement vers le rez-de-chaussée, où se trouvait le Times. Or, voilà qu’à mi-chemin, ou peut-être au quart, une chose affreuse s’était produite. Impossible de continuer à lire. Les livres n’étaient pas ce que nous croyions. «Les livres», a-t-elle déclaré en se levant, avec dans la voix des accents désolés que je ne suis pas près d’oublier, «les livres sont presque tous d’une médiocrité au-delà de toute expression.»
Nous nous sommes récriées, naturellement ; Shakespeare et Milton et Shelley en avaient écrit des livres, non.
«Ah oui ! On voit que vous avez bien appris la leçon. Mais vous n’êtes pas abonnées à la London Library, vous !»
Elle s’est remise alors à sangloter. Puis, un peu rassérénée, elle a tiré un volume de la pile qu’elle traînait partout avec elle — Vu d’une fenêtre ou Dans un jardin, quelque chose d’approchant, œuvre d’un certain Benton ou Henson, un nom comme ça. Elle s’est mise à lire les premières pages. Nous l’écoutions en silence. «Mais ce n’est pas un livre, ça !» s’est exclamé quelqu’un. Elle en a donc pris un autre. Cette fois, c’était un livre d’histoire dont j’ai oublié l’auteur. Notre exaspération montait au fil de sa lecture. Pas une once de vérité, dans ce livre d’un style exécrable.
Nos exhortations impatientes l’ont interrompue : «De la poésie ! De la poésie ! Lis-nous de la poésie !» Je ne saurais décrire la consternation qui s’est abattue sur nous quand, ayant ouvert un petit volume, elle s’est mise à déclamer le fatras sentimental et verbeux qu’il contenait.
«C’est sûrement une femme qui a écrit ça», a remarqué l’une d’entre nous avec conviction.
Mais non. Poll a répondu que c’était un jeune homme, un des poètes les plus en vue du moment. Je vous laisse imaginer le choc produit par cette découverte. Malgré les hauts cris et les supplications, elle s’est obstinée à nous lire des extraits de Vies des Grands Chanceliers. À la fin, Jane, la plus âgée et la plus sage d’entre nous, s’est levée pour dire qu’elle n’était pas du tout convaincue :
«Voyons, si les hommes écrivent de telles sornettes, pourquoi faudrait-il que nos mères aient gâché leur jeunesse à les mettre au monde ?»
[…]
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Nonchalant et indifférent, se libérant aisément de l’espace à chaque coup d’ailes, sûr de sa route, le héron survole l’église, sous le ciel. Blanc et lointain, tout entier à lui-même, le ciel se couvre et se découvre, se meut et demeure. Un lac ? Effacez-en les rives ! Une montagne ? Oh, parfait — l’or du soleil sur ses pentes. Duvet qui tombe. Des fougères, alors, ou bien des plumes blanches, toujours et encore…
Désir de vérité, attente de vérité, distiller laborieusement quelques mots, et désirer encore et toujours — (un cri retentit sur la gauche, un autre à droite. Les roues divergent. Les omnibus s’assemblent et s’affrontent) — désirer encore et toujours — douze coups distincts frappés par l’horloge attestent qu’il est midi ; la lumière répand des écailles d’or ; la rue grouille d’enfants — désirer encore et toujours la vérité. Rouge est le dôme; les arbres sont couverts d’écus, des traînes de fumée s’échappent des cheminées ; aboiement, cri, appel : «Ferraille à vendre» — et la vérité ?
Convergence vers un seul point de souliers masculins et féminins, noirs ou incrustés d’or — (Quel brouillard — Un sucre ? Non merci — L’avenir de la chose publique) — bond d’une flamme dans l’âtre teintant de rouge toute la pièce, à l’exception des silhouettes noires aux yeux brillants, cependant qu’au-dehors on décharge un camion, qu’à son bureau Miss Trucmuche boit son thé, et que les vitrines veillent sur des manteaux de fourrure…
Exhibée, légère comme une feuille, amoncelée dans les carrefours, soufflée sous les roues, éclaboussée d’argent, plantée droit dans la cible ou à côté, recueillie, dissipée, dispersée à tous vents, soulevée dans les airs, rabattue au sol, déchirée, naufragée, rassemblée — et la vérité ? Et maintenant se recueillir près du foyer sur la dalle de marbre blanc. Jaillis de profondeurs ivoirines, les mots répandent leurs ténèbres et leurs bouquets pénétrants. Tombé le livre ; dans la flamme, la fumée, les étincelles fugaces — ou alors il navigue maintenant, pendant carré marmoréen dans la voûte céleste au-dessus des minarets et des mers indiennes, tandis que l’espace vire au bleu et que les étoiles scintillent — et la vérité ? Ou alors maintenant, se contenter d’approximation ?
Nonchalant et indifférent le héron s’en revient ; le ciel voile ses étoiles ; puis les dévoile.