La recherche et l’édition des lettres d’un écrivain est souvent une longue aventure (voir « La Marquise introuvable », Lettre no 8), qui exige des éditeurs flair, ténacité, diplomatie, débrouillardise (voir « Un univers au creux des mots », Lettre n° 16), sans oublier un bon appareil photo numérique. Hervé Yon, qui possède tout cela, a bien voulu évoquer pour la Lettre le fatal engrenage (ou le conte de Noël, comme on voudra) qui a fait de lui le coéditeur, avec Roger Pierrot, de la Correspondance de Balzac dans la Pléiade.
C’est par la Correspondance que je suis entré en Balzacie. J’avais un peu plus de quinze ans, et parmi les cadeaux de la Noël 1960 je trouvai un lourd volume sous sa couverture jaune : Balzac, Correspondance, édition de Roger Pierrot, Garnier Frères, qui venait juste de paraître en librairie. Ce fut une
révélation, le début d’une passion… qui dure depuis maintenant plus de cinquante ans.
Au lycée, mes condisciples devaient se contenter des quelques extraits d’œuvres et des maigres repères biographiques glanés dans leur Lagarde & Michard ; quant à moi, je connus l’indicible bonheur (et fierté) de pouvoir enrichir nos cours de français grâce à une multitude de précisions qui ne manquaient pas d’intriguer notre professeur.
La correspondance d’un écrivain, quand on a l’occasion de la lire dans une édition richement commentée et annotée, est sans doute beaucoup plus qu’un simple complément à son œuvre littéraire. L’homme et l’auteur cohabitent dans ces milliers de pages que l’on peut lire, bien entendu, de façon chronologique, mais également en ciblant un correspondant et en suivant l’évolution de ses relations avec l’auteur. La correspondance est également le plus sûr moyen de découvrir l’écrivain à l’œuvre, de l’accompagner dans la gestation et la rédaction de ses romans et nouvelles.
Ce premier volume de lettres de l’édition Garnier s’achevait le 5 juin 1832, la veille du départ de Balzac qui restera absent de Paris pendant plus de six mois. Imaginez l’impatience, il me fallut attendre dix-huit mois (jusqu’en juin 1962) et mon dix-septième anniversaire pour recevoir le tome II et retrouver enfin Balzac dans une première lettre du 10 juin 1832. Entre-temps, j’avais eu tout loisir d’aborder l’œuvre . Je le fis dans un ordre sans doute très inhabituel : en ignorant délibérément les divers conseils de lecture et le classement établi par Balzac lui-même pour La Comédie humaine ; je suivais l’ordre de publication des écrits de Balzac tel que je le trouvais dans ce qui était devenu mon livre de chevet : la Correspondance. C’est ainsi que je dois être un des rares balzaciens à avoir lu Falthurne et Sténie avant les Scènes de la vie privée ou L’Héritière de Birague avant même d’avoir abordé Le Père Goriot ou Eugénie Grandet. Cela dura neuf ans ; c’est en mars 1969 qu’un cinquième et dernier volume de Correspondance vint prendre sa place dans ma bibliothèque.
Ces cinq volumes, devenus un vademecum irremplaçable, ne m’ont jamais quitté. Au fil des années ils ont été truffés de notes au crayon, de rares corrections de coquilles, de feuillets volants — ou parfois montés sur onglets — pour insérer les lettres récemment apparues ou reclasser à leur bonne place celles dont je pensais pouvoir modifier la datation. Les ajouts furent fréquents et parfois volumineux. Roger Pierrot publiait avec une belle régularité ses nouvelles découvertes dans L’Année balzacienne ou dans Le Courrier balzacien ; Thierry Bodin, dans les mêmes publications, nous offrait très souvent les siennes, fort nombreuses en raison de sa double qualité d’expert en autographes et de balzacien émérite. Très vite, mes cinq volumes ont pris du ventre, et leur rôle d’usuels à accès quasi quotidien commençait à poser des problèmes de manipulation.
Arriva l’informatique, ou du moins la découverte que j’en fis. J’entrepris alors de scanner et numériser l’intégralité du contenu des cinq volumes ; tâche ingrate et fort longue à l’époque, les logiciels de reconnaissance de caractères n’avaient pas l’efficacité d’aujourd’hui et il était nécessaire de corriger manuellement les très nombreuses scories apparues dans le texte. Ce travail m’obligea à relire mot à mot chaque ligne des milliers de pages générées ; ce fut l’occasion d’une approche différente, et de découvertes qu’avaient occultées mes habitudes de lecture rapide et sélective. L’imposant fichier obtenu permettait tous les usages : reclassements, recherches hypertextuelles, constitution de dossiers de correspondances croisées avec telle ou telle des relations de Balzac, un outil incomparable pour le « travailleur balzacien » que j’étais devenu. Bien loin du monde universitaire, que je ne rencontrais qu’à travers mes lectures ou à l’occasion de quelques conférences et colloques balzaciens, mes activités de banquier international, trop souvent éloigné de Paris par de longs séjours à l’étranger, ne me permettaient pas de publier, et j’entassais le résultat de mes travaux et recherches, attendant avec sérénité le jour où j’aurais l’occasion de les partager.
Au tout début de 1997, recevant L’Année balzacienne 1996, j’eus la surprise d’y lire, sous la plume de Roger Pierrot, des phrases qui ne manquèrent pas de m’intéresser au plus haut point : « les dates de beaucoup de lettres parues dans les cinq volumes sont à rectifier. D’assez nombreux autographes ayant réapparu, des textes que j’avais publiés sans avoir pu consulter le manuscrit original demandent des corrections. Bref une simple réimpression des cinq volumes, même augmentés d’un nouveau supplément, serait tout à fait insuffisante. Dans l’état actuel du marché de l’édition, envisager une édition entièrement refondue, reclassée, revue, semble assez utopique. Ce qui l’est peut-être moins, est d’envisager une numérisation, délicate à réaliser en raison de la complexité typographique des cinq volumes et des suppléments de provenances variées, puis une saisie informatique ». Ainsi, le travail que j’avais entrepris quelques années auparavant perdait son caractère d’outil individuel et se transformait en « utopie réalisable » de l’éditeur intellectuel de la Correspondance.
Au printemps 1999, je reçus un appel de l’une des collaboratrices de Bernard Pivot. Préparant pour le mois de mai un « Bouillon de culture » consacré à Balzac à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, Bernard Pivot avait entendu parler du « banquier qui savait tout sur Balzac » et me proposait d’être, sur son plateau, l’un des six invités de son émission. Ce fut pour moi l’occasion d’approcher Roger Pierrot, l’homme grâce auquel j’avais découvert Balzac, celui dont les travaux exemplaires forçaient l’admiration des balzaciens du monde entier. J’avais maintes fois croisé Roger à l’occasion de conférences et de réunions balzaciennes, sans jamais avoir osé aborder le Maître, devenu aujourd’hui un ami. C’est ce soir-là, je pense, découvrant l’obligeance toujours généreuse de celui dont je ne connaissais jusqu’alors que le talent et le savoir, que j’ai décidé de m’engager à ses côtés.
À la même époque, lors d’une communication à un colloque de l’AIRE (Association Interdisciplinaire de Recherches sur l’Épistolaire), Roger Pierrot reprenait ce que je voulais ne plus voir demeurer une « utopie » :
« Toute aide informatique serait la bienvenue », déclarait-il, ajoutant : « l’espoir d’une prompte réédition papier, basée sur une scannérisation totale des cinq volumes s’éloignant. Vous me permettrez d’insister sur ce point. Le travail informatique préalable doit être réalisé sous un contrôle intellectuel serré, pour éviter les corruptions de textes courantes quand les techniciens ont le champ trop libre ». Après avoir cité une belle formule de Balzac : « Ce n’est pas à la pensée à se mettre au service des instruments, c’est aux instruments à servir la pensée » (lettre à Armand Dutacq, 17 juillet [1840]), il concluait : « on pourra, à partir d’une immense correspondance mise en forme et bien encadrée, rendre justice à Balzac épistolier et démontrer que Flaubert et Proust avaient tort de faire la moue, car ils n’avaient pu le lire que dans des éditions partielles, partiales, tronquées ou falsifiées ».
La messe était dite, je pris rendez-vous avec lui et nous convînmes d’unir nos forces pour aborder ce chantier qui nous tenait tant à coeur. Depuis dix ans, les travaux n’ont pas cessé ; la chasse aux autographes, même pour les lettres déjà publiées, est des plus excitantes : cherchant une lettre que je pensais trouver à Berlin, il m’est arrivé de la découvrir à Cracovie, accompagnée de cinq autres qui nous étaient inconnues. L’informatique et les fabuleux progrès des communications nous ont beaucoup aidés. Il est bien loin le temps où Roger Pierrot se rendait chaque fois que c’était possible à Chantilly et passait des heures à déchiffrer — parfois à la loupe — les milliers d’autographes conservés au fonds Lovenjoul, avant de veiller à leur dactylographie. Nous disposons aujourd’hui de photos numériques de la plupart des originaux, parfois retrouvés après de longues traques patientes mais qui arrivent sur nos écrans au terme d’un cyber-voyage de quelques milli-secondes, en provenance de Venise, Tokyo, Düsseldorf, Turin, Saint-Pétersbourg, Saint-Jean-de-Luz ou encore Châteauroux… L’agrandissement et le traitement de ces photos nous ont souvent permis de déchiffrer des mots biffés ou jusqu’alors illisibles au seul examen de l’original ou de sa photocopie ; les cachets postaux, parfois partiellement effacés ou mutilés, ont également cédé le plus souvent à l’analyse numérique. Mais c’est aussi grâce à la recherche hypertextuelle sur l’ensemble des écrits de Balzac, rendue possible grâce aux travaux du Professeur Kazuo Kiriu sur le vocabulaire de Balzac, que nous avons pu gagner un temps considérable dans les recherches nécessaires pour notre appareil critique.
« La présence — ou l’absence — de la Correspondance dans les Œuvres complètes d’un grand écrivain a suscité des prises de positions et des solutions contradictoires » (Roger Pierrot, L’Année balzacienne 1996 ). Le premier volume de la Correspondance de Balzac (2006) a paru au moment où nous célébrions le trentième anniversaire du début de la publication de La Comédie humaine dans la Bibliothèque de la Pléiade. Il semblait jusqu’alors, à en juger par les innombrables renvois à « Correspondance, t. I à V » contenus dans les notices et les notes des quatorze volumes des œuvres de Balzac actuellement disponibles à la Pléiade, que ses lettres étaient l’« Arlésienne » de cette édition : on en parlait sans jamais les voir, ou plutôt, on les citait sans jamais pouvoir les lire. Ce paradoxe a pris fin. Un troisième et dernier volume (1842-1850) paraîtra sous peu.
Hervé Yon