Parution le 24 Octobre 2024
1344 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
Le volume d’œuvres romanesques de Stendhal présenté dans cette Lettre s’articule autour de Lucien Leuwen. Xavier Bourdenet, qui est avec Philippe Berthier et Yves Ansel l’un des éditeurs de ce volume, a eu notamment pour tâche d’établir le texte de ce roman posthume. Il expose ici les enjeux et les difficultés d’une telle entreprise, avant d’expliquer pourquoi l’édition qui paraît dans la Pléiade ne ressemble à aucune autre.
On connaît Le Rouge et le Noir. Connaît-on Le Rouge et le Blanc ? Connaît-on L’Amarante et le Noir ?
On connaît Le Rose et le Vert. Connaît-on Le Chasseur vert ?
On connaît le goût de Stendhal pour les orangers. Connaît-on L’Orange de Malte ?
On connaît son goût immodéré des grands arbres. Connaît-on Les Bois de Prémol ?
Ces questions intempestives se résument en une seule : connaît-on Lucien Leuwen ? Ce roman encore trop peu lu a souffert de sa réputation, en partie usurpée, d’oeuvre inachevée. Certes, la liste fl uctuante des titres dont on vient de donner un aperçu montre que tout n’est pas fixé dans ce texte resté à l’état manuscrit. Il est encore ouvert à bien des possibles. Il est, toutefois, beaucoup plus avancé que l’autre grand roman inachevé de Stendhal, Lamiel, qui, lui, est largement mieux connu des happy few. L’intrigue de Leuwen est tout entière en place, ne manquent ni le début ni la fin. Seul le polissage ultime, le fi ni stylistique restent à parachever. Mais tout Stendhal est là, dans ce manuscrit foisonnant, qui donne à lire, avec le roman, son laboratoire, son commentaire et son journal de bord.
Car qu’est-ce que Lucien Leuwen ? Matériellement un manuscrit de cinq tomes conservé à la Bibliothèque municipale de Grenoble, et que l’on consulte religieusement, muni de ses petits gants blancs, sous l’oeil vigilant des conservateurs. Passé les premiers moments d’émotion, surmonté les bouffées d’enthousiasme fétichiste, on entre dans un labyrinthe passionnant où l’on suit, presque jour par jour, la rédaction et les réaménagements d’une vaste fresque des premières années de la monarchie de Juillet, où l’on débusque les tics et manies de « l’animal » Stendhal. On le surprend à interpeller ses personnages, à établir, schéma à l’appui, une théorie de « la femme par M. de Stdl », à s’enjoindre la « prudence » lorsque surgissent des allusions politiques ou religieuses (« ôter bon Dieu ! »), à multiplier les « plans » plus ou moins détaillés, à établir des « chronologies » pour « ne pas se tromper dans les descriptions de saisons », à s’octroyer des satisfecit (« Bon plan », « Good »), à se comparer à la concurrence passée (Fielding) ou présente (Balzac, Sand), à tenter des définitions du genre romanesque, mais aussi à tenir le calendrier de ses dîners et soirées, à constater que le vin de Champagne lui fait du bien, ou à garder note des aléas du climat romain. Bref, le manuscrit de Lucien Leuwen nous offre la chance d’entrer dans les coulisses de la création. Ce qui fait tout son prix : Stendhal a en effet pour habitude de jeter ses manuscrits une fois l’oeuvre publiée. Pour Le Rouge et le Noir, pour La Chartreuse de Parme, dont les manuscrits n’existent plus, on en est réduit à admirer la perfection du produit fini (et l’on admire !). Avec Leuwen nous avons non seulement « la bâtisse » mais encore son « échafaudage », selon les termes mêmes de Stendhal. C’est, en théorie et en pratique, tout « l’art du roman » stendhalien que l’on découvre ainsi.
Lucien Leuwen, c’est ensuite le plus grand roman politique et une des plus belles histoires d’amour du XIXe siècle. Jeune fils d’un riche et spirituel banquier, le beau Lucien offre au lecteur une nouvelle traversée des 5 mondes, après celle de l’âpre Julien Sorel : de l’ennui de la vie de garnison en province aux affaires (à l’affairisme même) du ministère de l’Intérieur, en passant par les salons de la société « ultra » la plus fanatique et ceux du « juste-milieu » le plus furibond, le roman offre une peinture vitriolée et sans concession de la France du « King Philippe ». Aucun autre texte ne pénètre si avant dans les rouages de la machinerie peu reluisante de la politique contemporaine : délits d’initiés, élections truquées, religion de l’argent, coquinerie généralisée, la modernité que dépeint Lucien Leuwen est à la fois drôlissime et désespérante. Quelques années plus tard, les Mémoires d’un touriste (1838) de Stendhal montreront une France louis-philipparde en plein essor, au bilan « globalement positif », comme on dit. C’est le décor. Lucien Leuwen, c’est, par avance, l’envers du décor. La seule véritable lueur, le seul absolu surnageant dans ce monde terriblement contingent symbolisé par la boue que Lucien reçoit en pleine figure lors de sa mission électorale, c’est l’amour. Comme si l’amour était le meilleur réactif au monde moderne tel que l’ont fait 1815 puis 1830. Aux côtés de Mme de Rênal et de Clélia Conti, une place de choix doit être réservée à Mme de Chasteller dans le panthéon des héroïnes stendhaliennes. Lucien et elle sont deux « anges », qu’a priori tout sépare (naissance, engagements partisans), exilés dans « cet ignoble bal masqué qu’on appelle le monde ». Ces deux-là se reconnaîtront. Le roman raconte délicieusement la naissance hésitante et troublante, parce qu’elle balaie tous les préjugés de classe et de caste, d’un amour qui réactualise jusqu’à l’incandescence les codes d’une courtoisie sans âge. Cette dernière conduit Lucien, dans une sorte d’ascèse amoureuse, au don entier de soi pour une Dame qui incarne un idéal de la femme, et l’idéal tout court.
Dans l’épreuve politique, un caractère se bronze ; dans l’épreuve amoureuse une âme s’affine : Lucien Leuwen ou les années d’apprentissage d’un coeur tendre.
Éditer ce roman foisonnant est une tâche délicate. Manuscrit inachevé, il oblige à des choix parfois lourds. Stendhal, qui y a travaillé du printemps 1834 à l’automne 1836, en a dicté le premier tiers à un copiste, pour mettre au net un manuscrit devenu surchargé et par endroits presque illisible. Sans que l’on sache vraiment pourquoi, cette dictée a brusquement été interrompue au beau milieu du dix-huitième chapitre. C’est cette copie dictée que Romain Colomb, le cousin de Stendhal, a éditée, en la retouchant, sous le titre du Chasseur vert en tête des Nouvelles inédites chez Michel Lévy en 1855. Mais Colomb a égaré une bonne partie de la copie, dont il ne reste que des feuillets discontinus. Le reste du manuscrit n’a été édité de façon rigoureuse qu’en 1927 par Henry Debraye dans le cadre des Œuvres complètes publiées par H. et E. Champion. Depuis lors, tous les éditeurs ont choisi, pour les dix-huit premiers chapitres du roman, de panacher l’ensemble des versions disponibles : celle du manuscrit autographe, celle de l’édition Colomb et celle des quelques feuillets de la copie dictée. Le Lucien Leuwen qu’on a pu lire jusqu’ici est un texte hybride, un pur artefact éditorial, souvent bien éloigné de l’état réel du manuscrit. Et cela d’autant plus que, pour le dernier tiers du roman, toutes ces éditions ont soigneusement rétabli des divisions de chapitres là où Stendhal ne l’a pas fait, ont parfois conservé des passages explicitement supprimés ou au contraire passé sous silence les passages qui ne sont qu’ébauchés.
La nouvelle édition de la Pléiade propose un retour au manuscrit. Elle en gomme le moins possible les aspérités et en respecte les singularités. Pour la première fois, elle donne l’intégralité du manuscrit autographe de Lucien Leuwen, suivie de l’intégralité du Chasseur vert édité par R. Colomb, sans les panacher et en conservant à chacune de ces versions leur cohérence propre. Elle restitue le rythme et la respiration de l’écriture, en respectant les alinéas de Stendhal, qui ne l’avaient guère été jusqu’ici, en tentant également de rester au plus près de sa ponctuation et en ne rétablissant pas de chapitres factices. Elle fait une place aux gravures intercalées dans le manuscrit, et qui n’avaient jamais été reproduites. Mais surtout, elle consigne l’ensemble des notes marginales qui enregistrent le commentaire de l’oeuvre en train de se faire. On lira ainsi, sur la même page, et le texte du roman et le retour critique du romancier sur son travail. On y découvrira encore chez Stendhal un réflexe quasi automatisé de cryptage de tout ce qui concerne la politique et la religion et dont toutes les manifestations, qui ne posent aucun problème de lecture, ont été ici respectées : c’est que les « tre mini » [ministres] du régime de Juillet versent bien souvent dans les « neriespofri » [friponneries], et que M. Beyle, consul de France à Civitavecchia, c’est-à-dire employé du gouvernement, ne peut tout de même pas dire trop clairement des choses propres à fâcher « MM. de la police »…
Redécouvrons donc Lucien Leuwen, chef-d’oeuvre qui mérite de faire jeu égal avec Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme.