Parution le 17 Octobre 2024
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Bien entendu, les livres sont des oeuvres de l’esprit. Mais ces oeuvres-là ont une hauteur, une largeur, une épaisseur, un poids — bref, elles sont aussi des objets, des objets « pas comme les autres ».
Avant de les fabriquer, il faut donc les penser en tant qu’œuvre de l’esprit (voir la Lettre précédente) et en tant qu’objet. Au moment où l’on songe à un projet d’édition, il est conseillé de réfléchir à la tomaison — combien de volumes ? —, à la pagination de chacun des tomes, à la place qu’occupera l’appareil critique. Cette réflexion ne peut aboutir si l’on omet une opération essentielle : le calibrage.
Ouvrons le Littré à l’article Calibrer. Sens 1 : « Donner le calibre convenable. » Sens 2 : « Mesurer le calibre. » Calibrer un manuscrit, c’est donc faire en sorte de lui donner des dimensions convenables, mais aussi mesurer ses dimensions réelles. Deux opérations distinctes, toutes deux bien connues des éditeurs. Souhaite-t-on publier un choix de romans en deux volumes, comme on l’a fait pour Simenon ? Le critère, c’est évidemment la qualité des œuvres qui vont être proposées aux lecteurs. Encore faut-il s’assurer que ces œuvres tiendront en deux tomes de taille raisonnable. Le jugement des éditeurs va donc être secondé — secondé, et non pas concurrencé — par un outil dont on parle assez peu (mais que l’on utilise beaucoup) dans les milieux dits littéraires : la calculette.
Armé de cette machine, le service de la Pléiade calibre les romans retenus ou susceptibles de l’être. En d’autres termes, il calcule le nombre des signes et des espaces blancs (car les blancs comptent aussi) contenus dans chacun des titres. Il ne s’agit pas de comptabiliser un par un tous les caractères d’imprimerie — pour Simenon, nous y serions encore —, mais, pour chaque roman, 1° de multiplier le nombre de lignes que compte une page de l’édition originale par le nombre de signes que compte, en moyenne, une ligne ; 2° de multiplier le résultat obtenu par le nombre des pages de l’édition originale ; 3° de diviser le résultat obtenu par le nombre de signes contenus dans une page Pléiade. Et l’on obtient la pagination approximative du roman en question dans la future édition Pléiade. Un exemple ? Soit un roman de 120 pages (dans son édition originale), comprenant 32 lignes à la page et, en moyenne, 56 signes à la ligne. Ce roman compte donc 215 040 signes et espaces (32 x 56 x 120). Une page de la Pléiade contient environ 2 450 signes. Le texte occupera par conséquent quelque 88 pages (215 040 divisé par 2 450). On le voit, nul besoin d’être titulaire de la médaille Fields pour se livrer à ce genre d’opérations.
Mais répétons-le : la constitution d’un plan n’est pas une simple affaire de calculette. L’outil en question permet seulement de s’assurer que le plan n’excédera pas les dimensions souhaitées, ou de s’apercevoir que telle œuvre que l’on regrettait déjà d’avoir écartée va finalement pouvoir être ajoutée au sommaire. Quant à l’appareil critique, qui n’est pas encore rédigé au moment où interviennent ces calculs, on s’entend avec les personnes qui vont l’écrire et à qui l’on propose une « enveloppe globale » de signes, à charge pour eux de les répartir entre les notices, les notes, etc. Il va de soi que cette « enveloppe » fait chaque fois l’objet d’une nouvelle réflexion : toutes les œuvres ne nécessitent pas le même type de présentation critique, et à l’intérieur d’un même volume tous les textes n’exigent pas le même nombre de notes. Nous sommes là dans le cadre du sens n° 1 de Littré : « Donner le calibre convenable. » Reste le sens n° 2 : « Mesurer le calibre. » Quand le manuscrit d’une édition lui est remis, la Pléiade reprend ses calculs, comptabilise le nombre des signes contenus dans l’appareil critique rédigé, vérifie le calibrage des textes, s’assure qu’aucun appendice — un manuscrit inédit, une préface oubliée, etc. — ne met en péril l’équilibre de l’ensemble. Puis, en accord avec les responsables de l’édition, on procède aux ajustements nécessaires. Parfois, l’exercice s’apparente au rabotage ; plus rarement, à l’élagage ; plus rarement encore, au greffage de nouveaux éléments. Si les volumes comptent 50 ou 80 pages de plus ou de moins que ce qui a été prévu, tout va bien. Mais, si les prévisions sont totalement infirmées par les faits — ce qui est heureusement exceptionnel —, il faut reconsidérer les choses.
Lorsqu’on s’attaque à la littérature étrangère, l’exercice se complique un peu. Si l’œuvre que l’on veut publier n’a jamais été traduite, il faut la calibrer d’après sa version originale : on ne demande pas à un traducteur de se mettre au travail avant d’être certain de pouvoir publier l’ouvrage dont il est chargé. Mais cent mots d’allemand ou d’anglais ne correspondent pas à cent mots de français. Le français « s’étale » plus que la plupart des autres langues. C’est ainsi que 100 pages d’anglais donnent à peu près 120 pages de français, et qu’il faut environ 110 pages de français pour traduire 100 pages d’allemand. Quand on veut traduire du latin en français, on doit ajouter 25 pour 100 au résultat du calibrage — et jusqu’à 40 pour 100 si l’on traduit de l’hébreu. Mieux vaut donc ne pas oublier ce « détail »…
Si l’œuvre qui va être traduite a déjà bénéficié d’une traduction antérieure dans notre langue, on peut se faire une idée de ses dimensions en calibrant l’ancienne version française. Encore faut-il être prudent. La Légende dorée, dont la nouvelle traduction a paru en mars dernier, a été traduite deux fois en français au début du xxe siècle. Mais aucune de ces traductions n’est tout à fait fiable. L’une d’elles était fondée sur un texte établi en 1850 et notoirement fautif, tandis que le traducteur de l’autre avait supprimé les étymologies des noms de saints, ainsi que certains chapitres. La traduction intégrale destinée à la Pléiade se fonderait, elle, sur un nouveau texte latin, qui fait référence.
La seule solution était donc de calibrer le nouveau texte de référence, d’ajouter 25 pour 100 au résultat obtenu et, bien sûr, de ne pas oublier d’estimer la place que prendraient les 168 bois gravés qui serviraient à illustrer le volume.
Le cas des romans de Walter Scott est plus « sournois ». Les romans choisis avaient été traduits dès le début du XIXe siècle. Ces traductions ne manquent pas d’élégance, et des coups de sonde ont montré qu’elles ne comportaient pas un trop grand nombre d’erreurs graves. Elles n’ont pas été retenues pour la Pléiade — à l’évidence, Scott méritait une traduction nouvelle —, mais elles ont servi au calibrage. Au résultat obtenu on s’est contenté d’ajouter les préfaces et les notes dont Scott avait doté ses textes en préparant son Magnum Opus (l’édition définitive de son œuvre) et qui n’avaient pas été reproduites dans les traductions anciennes.
Pourtant, les belles traductions dues à Henri Suhamy, Sylvère Monod et Alain Jumeau n’ont pas confirmé les estimations de calibrage. Elles étaient toutes trois plus longues. Le premier roman de Scott, Waverley, occupait 70 pages de plus que prévu, et les autres résultats étaient du même ordre. Que s’était-il passé ?
La calculette n’était pas en cause, non plus que les personnes qui l’avait maniée. Le coupable était le traducteur du XIXe siècle, Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret. Il n’avait supprimé aucun chapitre, mais il avait parfois condensé le texte. Des difficultés avaient été discrètement gommées ; des mots et des groupes de mots avaient disparu, sans doute parce qu’ils passaient mal en français. Comme le disent Sylvère Monod et Jean-Yves Tadié dans leur « Note sur la présente édition », « les traducteurs du début du XIXe siècle n’obéissaient pas aux mêmes principes que nos contemporains, ni n’éprouvaient les mêmes scrupules »...
L’expérience montre en tout cas que la Pléiade a eu raison de publier de nouvelles traductions. Elle montre aussi les limites de l’usage de la calculette : les calibrages sont indispensables, mais c’est en définitive aux hommes de l’art qu’il faut se fier. Eux seuls permettent aux lecteurs d’accéder à la plénitude des œuvres.