Parution le 26 Septembre 2024
130.00 €
La banque qui emploie Wilhelm de Kostrowitzky est en pleine déconfiture. Qu’à cela ne tienne: il faut un rédacteur en chef au Guide des rentiers; le jeune homme, à qui l’on ne connaît aucune compétence boursière, s’empare du poste.
Kostrowitzky, dit «Kostro», dirige déjà une revue, mais sous un autre nom et dans un autre genre. En octobre 1903, il a fondé avec quelques amis Le Festin d’Ésope, revue des belles-lettres; il y publie des écrivains comme Paul Géraldy, John-Antoine Nau ou Alfred Jarry. La revue est installée chez l’un de ses fondateurs, André Salmon, qui loue une chambre rue Saint-Jacques. Kostro la diffuse lui-même, en fiacre, de librairie en librairie. À l’occasion, il y fait paraître ses propres poèmes — en janvier 1904, par exemple, «La Synagogue» et «Les Femmes». Il signe Guillaume Apollinaire. C’est dans cette petite revue que paraît, à partir de mars, une œuvre qu’André Breton considérera comme «l’un des plus admirables livres d’Apollinaire»: L’Enchanteur pourrissant.
Apollinaire adolescent s’est pris de passion pour le Moyen Âge. Entre 1899 et 1901, il a lu Les Romans en vers de la Table Ronde, Lancelot du Lac, Messire Gauvain ou la Vengeance de Radiguel, Le Roman de Mélusine, Myrdhinn ou l’Enchanteur Merlin… Le fils d’Angélique de Kostrowitzky se serait-il reconnu dans l’enfant sans père qu’est Merlin? Dans le Merlin d’Apollinaire, enchanteur enchanté par son amante Viviane qui le retient dans une prison immatérielle, Michel Leiris, bien plus tard, verra «la figure ambiguë du poète, mage et séducteur lui-même trop sensible à la séduction pour n’être pas proie déchirée en même temps que prestigieux architecte de mirages, homme entre tous blessé mais homme qui, tout à la fois, détient le plus haut privilège» (Frêle bruit).
Leiris savait-il à quel point le désespoir de Merlin rimait avec la situation sentimentale d’Apollinaire à cette époque? En mai 1904, alors que Le Festin d’Ésope a déjà publié deux livraisons de L’Enchanteur pourrissant, Kostro part pour l’Angleterre. Il va y retrouver Annie Playden, dont il est amoureux depuis qu’en 1901 la jeune Anglaise et le futur poète ont séjourné en Allemagne, respectivement comme gouvernante et précepteur de Gabrielle, fille de la vicomtesse de Milhau. Déjà, en novembre 1903, Apollinaire avait vainement tenté de renouer avec Annie. Cette fois, il lui propose tout net de l’enlever. La jeune femme l’éconduit. Peu après, elle part pour l’Amérique — pour mettre un océan entre elle et son soupirant? c’est possible. Miss Playden est aujourd’hui bien oubliée (et le soupirant a vite cessé de soupirer), mais le poème que cette déconvenue a inspiré à Apollinaire est l’un des plus beaux qu’il ait écrits; c’est «La Chanson du mal-aimé»: «Adieu faux amour confondu / Avec la femme qui s’éloigne…»
Les trois dernières livraisons de L’Enchanteur pourrissant sont publiées en juin, juillet et août 1904. Puis Le Festin d’Ésope cesse de paraître. C’est en 1909 seulement qu’Apollinaire publiera son Enchanteur en volume, dans une édition de luxe, avec trente-deux bois gravés d’André Derain. Il ajoutera un premier chapitre tiré d’un Lancelot en prose du xvie siècle, et une nouvelle fin, la célèbre «Onirocritique». Il supprimera des longueurs, des naïvetés, des outrances. Sous l’influence d’un nouvel amour — la jeune femme se nomme Marie Laurencin —, il atténuera la misogynie sans issue du texte de 1904. Le poète, cette fois, affirmera sa toute-puissance face au monde et au temps.