Le 4 septembre se tient dans Paris libéré la première assemblée plénière du Comité national des écrivains (CNÉ). Le Comité appelle le gouvernement à poursuivre les écrivains collaborateurs. Douze noms circulent : une première liste d' « indésirables ». Seul Jean Paulhan s'élève contre ce « tribunal des lettres », affirmant que « l'erreur, le risque de l'esprit, et voire l'aberration (au sens des théologiens) sont le premier droit de l'écrivain ».
Son objection est écartée, mais elle annonce les tensions à venir. Le CNÉ rassemble des membres du Front national des intellectuels, qui était actif en zone occupée, et du Comité national des écrivains de zone sud. Des rapports de force vont apparaître entre les adhérents de ces deux comités, entre communistes et non-communistes, entre « moralistes » et défenseurs de la « littérature pure », entre les ex-clandestins, parés du prestige de la Résistance mais souvent peu connus comme écrivains, et les membres récents, qui mettent en avant leurs titres littéraires.
Une « liste noire », établie par une commission composée d'anciens du comité clandestin de zone occupée, paraît le 16 septembre dans Les Lettres françaises : 94 noms. L'opposition interne s'organise, menée par des membres récents du CNÉ. Dès le 17, le philosophe Gabriel Marcel écrit à Paulhan pour protester contre les procédés de la commission. Schlumberger, Duhamel, Mauriac et d'autres — « ce qui a le plus de poids en littérature », selon Schlumberger — partagent ses vues.
Le 27, Camus envoie à Paulhan une lettre de démission dans laquelle il exprime son malaise. Il démissionne « par honnêteté », dit-il à Mauriac, lequel répond qu'il reste « par solidarité ». « Non, monsieur Mauriac, rétorque Camus, c'est par peur. Vous avez peur d'eux [les communistes] et c'est pourquoi vous vous laisserez mener où ils voudront. » Selon le père Bruckberger, Mauriac aurait acquiescé.
La réunion du 30 septembre est animée. Les protestataires souhaitent que l'on établisse deux listes noires, dont l'une sera composée de « grands coupables ». Passe d'armes entre le modéré Duhamel et le « dur » Aragon, qui met sa démission dans la balance. Un compromis est trouvé; le principe des deux listes est adopté ; une délégation (Aragon, Mauriac, Schlumberger et le président du CNÉ, Debû-Bridel) ira déposer au ministère de la Justice les noms des « grands coupables ».
Mais Paulhan se hérisse et écrit à Mauriac : « Sommes-nous vraiment là pour dénoncer ceux de nos confrères qui ne sont pas encore arrêtés ? » Ses arguments portent : on renonce à aller au ministère (la liste des « grands coupables » n'a d'ailleurs sans doute jamais été établie), et Mauriac abandonne la présidence d'honneur du CNÉ : « je suis un petit garçon qui ne veut pas jouer avec les méchants enfants comme Aragon ! »
Le Comité redéfinit ses objectifs. Le 7 octobre, il prend ses distances avec l'épuration judiciaire en affirmant le caractère purement moral des sanctions infligées aux auteurs de la liste noire. Une nouvelle version de cette liste paraît le 21. Le CNÉ précise que les auteurs qui y figurent (ils sont désormais 158) sont « inégalement responsables des malheurs de notre pays » et demande que toute la lumière soit faite sur le degré de culpabilité de chacun. La liste est dite définitive. En novembre, on y ajoute pourtant deux noms, ceux d'Armand Robin et de Paul Morand.
Le CNÉ n'a pas fini de se déchirer, et la condamnation à mort de Brasillach en janvier 1945 rendra encore plus évidentes les divisions internes. Les démissions se succéderont. En 1946, la plupart des écrivains non-communistes de premier plan — dont François Mauriac — auront quitté le Comité.