Parution le 26 Septembre 2024
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Colloques, cérémonies (avec dégustation de vins de Loire), dossiers dans la presse : il y a de la commémoration dans l'air. La France célèbre le 500e anniversaire de la naissance de François Rabelais.
Les spécialistes de la littérature du xvie siècle, et notamment les rabelaisants, sont un peu en arrière de la main. Les uns paraissent gênés ; d'autres sont prêts, pour peu qu'on les en prie, à révéler le pot-aux-roses : selon toute vraisemblance, la célébration, consensuelle et arrosée, du demi-millénaire de Rabelais a onze ans de retard !
La date de naissance dont on gratifie l'écrivain, 1494, ne repose en effet sur aucun document — si ce n'est sur un chapitre de Gargantua, interprété en 1908 par l'érudit Abel Lefranc dans un imprudent article prudemment intitulé « Conjectures sur la date de naissance de Rabelais ». Sa démonstration est lumineuse :
On lit au chapitre IV de Gargantua que Gargamelle, future mère du héros, est en proie aux douleurs de l'enfantement un 3 février, et que l'on a abattu ce jour-là des bœufs (au nombre de 367.014) dont la chair doit être salée le mardi gras. La viande étant difficile à conserver, un court laps de temps doit séparer le moment de l'abattage (qui est aussi, ou presque, celui de la naissance de Gargantua) du moment du salage, c'est-à-dire du mardi gras. Or, vers la fin du XVe siècle, c'est en 1494 que le mardi gras est le plus proche du 3 février : il tombe le 12. Pour Abel Lefranc, Gargantua est donc né le 4 février 1494. Pourquoi le 4 et non pas le 3 ? Mystère, mais peu importe, le problème n'est pas là.
Le problème, c'est que cette brillante démonstration concerne Gargantua, et non Rabelais. Or Abel Lefranc ne distingue pas entre l'écrivain et sa créature : selon lui, si l'auteur inscrit cette date dans son livre, c'est parce qu'elle est celle de sa propre naissance ! Les preuves ? absentes. D'autres hypothèses étaient pourtant possibles : 1494 pourrait renvoyer à la date de naissance de François Ier, tôt identifié avec le héros rabelaisien ; et c'est le jour du carnaval de 1494 que paraît en allemand La Nef des fous (Narrenschiff) de l'humaniste Sébastien Brant. Mais Lefranc n'y songe pas : 1494 figure comme date de naissance de Rabelais dans la grande édition critique qu'il dirige ; pour la plupart, les éditions ultérieures suivront.
En fait, Rabelais est probablement né en 1483. Dans son Grand Dictionnaire historique, Moreri indique que l'écrivain mourut «vers l'an 1553, âgé de 70». Dans ses Éphémérides, Dom Pierre de S. Romuald précise, à la date du 9 avril, que «l'an 1553 François Rabelais de Chinon mourut en la Paroisse de saint Paul à Paris». Même date et même âge, 70 ans, dans un recueil d'épitaphes de l'église Saint-Paul. Toutefois, pas de certitude absolue : on sait que Rabelais n'est pas mort le 9 avril, mais avant le 14 mars 1553 ; l'erreur sur le jour et le mois peut jeter le discrédit sur les autres indications. Les rabelaisants s'accordent pourtant sur la date de 1483.
La commémoration de 1994 serait donc celle du onzième anniversaire de Rabelais… Est-ce si grave ? Après tout, un authentique événement touchant à Rabelais se produit en novembre : la Pléiade publie l'édition de ses Œuvres complètes établie par Mireille Huchon, avec la collaboration de François Moreau. Mireille Huchon était déjà connue pour avoir apporté la solution la plus satisfaisante à l'énigme du Cinquiesme Livre. Sur bien des questions délicates, son appareil critique formule de nouvelles hypothèses, communément acceptées aujourd'hui. Quant à sa «Chronologie», elle s'ouvre sur la «date la plus probable pour la naissance de Rabelais» : 1483.