La Pléaide

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Lovecraft 1
L'actualité de la Pléiade

H. P. Lovecraft, « L'appel de Cthulhu », début du récit.

Novembre 2024

« Il se pourrait bien que l’écrivain de Providence ait davantage en commun qu’il ne semble avec ces grands innovateurs des années 1920, James Joyce, T. S. Eliot, qu’il n’observe alors que de fort loin et avec la plus grande méfiance. Comme eux, il est parti de l’esthétique fin-de-siècle, comme eux il a, sans y prendre part, ressenti très fortement l’onde de choc de la Grande Guerre et la désorientation qu’elle a engendrée dans son sillage, comme eux encore, à sa façon, il est sensible aux fragmentations de la conscience et aux commotions verbales. »

– Laurent Folliot, « Introduction ».

Il n’est pas de plus grande miséricorde au monde, je crois, que l’incapacité de l’esprit humain à corréler tous ses contenus. Nous vivons sur une île de placide ignorance au milieu de noires mers d’infini, et nous n’avons pas été faits pour voyager loin. Les sciences, chacune tirant dans sa direction propre, ne nous ont causé que peu de mal jusqu’à présent ; mais un
jour le rapprochement de savoirs épars ouvrira des perspectives si terrifiantes sur la réalité, et sur la position effroyable que nous y occupons, que nous finirons soit par devenir fous sous l’effet de cette révélation, soit par fuir sa lumière mortelle dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge obscur.

Les théosophistes ont entrevu, dans leurs conjectures, la grandeur formidable du cycle cosmique où notre monde et notre race humaine ne sont que d’éphémères incidents. Ils ont fait
allusion à d’étranges survivances, en des termes qui figeraient le sang s’ils n’étaient masqués par un fade optimisme. Mais ce n’est pas d’eux que me vint cet unique aperçu d’éons interdits qui me glace lorsque j’y pense et m’affole lorsque j’en rêve. Cet aperçu, comme tous les aperçus terribles de la vérité, a jailli tel l’éclair de la mise en corrélation accidentelle d’éléments séparés — en l’occurrence d’une vieille coupure de journal et des notes d’un professeur mort. J’espère que personne d’autre n’opérera cette corrélation ; il est certain que,
tant que je vivrai, jamais je n’ajouterai délibérément de maillon à une chaîne aussi hideuse. […]

Ma connaissance de la chose remonte à l’hiver de 1926-1927, lorsque mourut mon grand-oncle George Gammell Angell, professeur émérite de langues sémitiques à l’université Brown de Providence, dans le Rhode Island. Le professeur Angell était bien connu en tant qu’autorité sur les inscriptions antiques, et les directeurs de grands musées avaient eu fréquemment recours à lui, de sorte que beaucoup, peut-être, auront en mémoire sa disparition à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Localement, l’intérêt fut renforcé par la nature obscure de la cause du décès. Le professeur avait succombé en revenant du bateau de Newport ; il était tombé subitement, selon des témoins, après avoir été bousculé par un nègre aux allures de matelot, surgi de l’une de ces venelles bizarres et sombres qui descendent de la colline abrupte formant un raccourci entre les quais et le domicile du défunt dans Williams Street. […]

Étant l’héritier et l’exécuteur testamentaire de mon grand-oncle, car il était mort veuf et sans enfants, j’étais censé examiner ses papiers de façon relativement systématique ; et je transférai à cette fin l’intégralité de ses dossiers et cartons dans mon appartement de Boston. Une bonne partie des documents que je mis en ordre sera publiée plus tard par la Société
américaine d’archéologie, mais il y avait une boîte qui me parut déroutante au plus haut degré, et que je répugnais fort à montrer à d’autres yeux que les miens. Elle était cadenassée,
et je n’en trouvai la clef que lorsqu’il me fut venu à l’esprit d’examiner le trousseau personnel que le professeur portait toujours dans sa poche. Alors, je parvins bel et bien à l’ouvrir, mais
ce ne fut que pour me sentir confronté à une barrière plus haute et plus hermétiquement verrouillée encore. Car que pouvaient bien signifier le bizarre bas-relief d’argile et l’ensemble incohérent de griffonnages, de divagations, de coupures de presse que j’y découvris ?

Traduit de l’anglais par Laurent Folliot.

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