Lorsque la décision de faire entrer un auteur à la Pléiade a été prise, les préfaciers ne sauraient se mettre aussitôt à préfacer, les traducteurs à traduire, les annotateurs à annoter. Avant de se lancer à l’offensive, il est préférable d’étudier le terrain.
C’est ainsi, par exemple, que le plan du ou des volumes envisagés mérite que l’on y réfléchisse à deux fois. Il ne s’agit pas seulement de composer un sommaire plaisant. Ce qui est parfois en jeu dans l’organisation et la présentation d’une œuvre, c’est la manière dont elle va désormais être perçue.
Quand on lit la Note sur la présente édition que Raymond Bellour a publiée au tome I des Œuvres complètes d’Henri Michaux, on se dit que cette édition n’aurait pas été ce qu’elle est (c’est-à-dire l’un des fleurons du catalogue) si l’on avait cherché à classer — et donc à penser — l’œuvre en fonction des «genres littéraires » habituels : poésie, récit, essai, etc. Les différentes facettes de l’œuvre de Michaux relèvent «d’une même écriture constamment modulée» ; divisée en catégories, l’édition aurait trahi cette unicité, et ces modulations ; il fallait donc tenter de la présenter dans un ordre purement chronologique.
Mais quelle chronologie ? Un barbare en Asie a été publié pour la première fois en 1933. Puis Michaux a révisé et augmenté son texte, dont de nouvelles éditions ont paru en 1945, en 1967, et même en 1989, cinq ans après la mort de l’auteur. L’édition posthume a été préparée par Michaux lui-même ; c’est donc elle qu’il faut reproduire. Mais une autre question se pose : cette édition de 1989, où la placer ? Au tome III, où figureront (en mai 2004) les œuvres publiées dans les années soixante à quatre-vingt ? Ou plutôt au tome I, qui couvre la période 1922-1946 ? C’est cette dernière solution qui a été retenue : le Barbare est bien une œuvre des années trente, même si le texte que l’on a choisi de reproduire résulte de réécritures et d’additions ultérieures.
Mieux vaut, en toute hypothèse, faire preuve de souplesse. La chronologie est d’un maniement délicat, et l’exemple d’Un barbare en Asie ne vaut pas pour l’ensemble de l’œuvre de Michaux.
Ainsi, Raymond Bellour n’a pas placé Voyage en Grande Garabagne au tome I, bien que l’ouvrage date de 1936. En effet, Voyage a été repris par Michaux dans Ailleurs, le célèbre recueil de 1948 : ce qui en 1936 était un livre devient alors une partie de livre. Et le même phénomène se produit pour Au pays de la magie, qui paraît en 1941 en édition séparée et qui en 1948 devient une section d’Ailleurs. Fallait-il démembrer Ailleurs et publier chacune de ses parties à la date de sa première édition ?
Ç’aurait été ignorer la volonté de l’auteur, qui construisait et reconstruisait ses recueils comme autant de complexes et patientes architectures.
On a donc décidé de bâtir le plan de l’édition en plaçant chaque recueil à sa date de première publication sous son titre définitif et, à cette date, de donner à lire le dernier état du texte établi par Michaux, même si, comme c’est le cas pour Un barbare en Asie, il s’est écoulé presque cinquante ans entre la première édition du livre et l’établissement du tout dernier texte. Aujourd’hui, chacun se réjouit de cette décision, qui prend un air d’évidence. Au moment où les Œuvres complètes de Michaux n’étaient qu’un projet, de nombreuses séances de travail ont été nécessaires à l’élaboration de ce plan, qui en réalité n’allait pas de soi.
Bien sûr, certains sommaires sont plus faciles à élaborer. Quand on s’apprête à traduire trois romans de Walter Scott, le principal travail est de les choisir judicieusement. (Encore que l’on puisse aussi se demander quel état du texte il convient de traduire, puisque Scott a, lui aussi, profondément révisé ses ouvrages entre l’édition originale et l’édition définitive. Mais c’est là une autre histoire.)
Il n’en reste pas moins que dans leur majorité les volumes de la collection exigent une réflexion préalable approfondie portant sur le plan et la structure.
Lorsque, il y a quelques années, la Pléiade a souhaité remplacer le volume jusqu’alors consacré aux œuvres de Diderot par une nouvelle édition en quatre tomes, Michel Delon, que les lecteurs de la collection connaissent comme l’éditeur de Sade et qui fut chargé de concevoir le nouveau Diderot, s’est posé des questions voisines de celles qui avaient taraudé Raymond Bellour. Et il y a apporté des réponses radicalement différentes : ce qui fonctionne pour Michaux ne convient pas à l’œuvre de Diderot, qui est fort diverse, elle aussi, mais qui comprend plusieurs registres que l’on doit, pour la clarté, soigneusement distinguer. Ne pas le faire, c’est s’exposer à publier une édition confuse.
Avant d’être chronologique, le nouveau Diderot de la Pléiade sera donc générique. Le volume qui paraîtra en mai prochain sera consacré aux contes et aux romans — et la préface de Michel Delon reviendra sur la définition qu’il convient de donner à ces termes dans ce cas précis. Puis viendront dans les volumes suivants, et dans un ordre qui sera défini ultérieurement, les contributions de Diderot à l’Encyclopédie, ses œuvres «philosophiques» (là aussi, il sera utile de s’expliquer sur le sens de cet adjectif ), et ses œuvres «esthétiques», avec notamment les Salons.
Une fois ces catégories définies, il faut encore classer chronologiquement les œuvres à l’intérieur de chaque volume. Et là, les choses se compliquent sérieusement. On le sait, ou on le saura bientôt, la plupart des œuvres narratives de Diderot (ce que nous appelons contes ou romans) n’ont pas été, au sens strict, publiées par lui. Certes, Les Bijoux indiscrets a connu une édition de librairie, laquelle a d’ailleurs valu pas mal d’ennuis à l’auteur. Mais des livres aussi célèbres que La Religieuse ou Jacques le fataliste n’ont jamais été imprimés du vivant de Diderot, ce qui ne les a pas empêchés de connaître une certaine diffusion. Diffusion et non pas publication : la nuance a son importance.
En effet, ces textes ont été reproduits, en plusieurs livraisons, dans la Correspondance littéraire, un périodique copié à la main et dont les rares exemplaires étaient surtout destinés aux têtes couronnées de l’Europe, mais circulaient aussi dans les milieux «philosophiques».
Il faut donc consulter et comparer les exemplaires de cette «revue» qui ont été conservés. Pour tout arranger, on dispose aussi, dans certains cas, de manuscrits de la main de Diderot, qui sont quelquefois bien antérieurs à la date de diffusion dans la Correspondance littéraire, mais aussi de manuscrits dus à un copiste, parfois corrigés par Diderot et qui, eux, semblent postérieurs…
Quant aux éditions de librairie, elles ont paru après la mort de l’auteur. Dès lors, quel critère retenir ? Faut-il placer La Religieuse à la date que l’on croit être celle du début de la rédaction (vers les années 1760), à la date de diffusion dans la Correspondance littéraire (dans les années 1780), à la date de publication posthume (1796, soit douze ans après la mort de Diderot) ? Et surtout quel est le bon état du texte, celui qui reflète le mieux la volonté de l’auteur ?
Une fois de plus, il est souhaitable d’apporter à ces questions délicates des réponses prudentes, de définir des principes généraux, mais de ne jamais perdre de vue les cas d’espèce. Le Diderot nouveau paraîtra quelques jours à peine après le tome III des Œuvres complètes d’Henri Michaux. Les lecteurs qui s’intéressent à ces questions pourront alors prendre connaissance des arguments de Michel Delon et de ses collaborateurs, et se faire leur propre opinion.
Quant aux autres lecteurs, ceux qui préfèrent aborder le texte directement, sans consulter au préalable les pages consacrées à son histoire et à ses tribulations, ils doivent être certains d’une chose : ce qui leur est proposé n’est pas le fruit du hasard. Le plan du volume qu’ils tiennent entre les mains a été pensé, afin de donner l’image la plus juste possible de l’œuvre publiée. On peut le dire autrement : pour les collaborateurs de la collection, le plaisir du lecteur est une affaire sérieuse.